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06 Juil

Signification culturelle

Les mécanismes de motivation des énoncés insultants dans la communication


On l'aura compris, le principe de l'insulte en nouchi n'est guère différent de ce qu'on rencontre à peu près partout ailleurs. Il s'agit d'évoquer un trait ou un comportement de la personne qui peut se rapporter à une propriété physique ou psychique :
12) « on a pissé dans ta tête, ou bien ? » (= « tu es bête ou quoi ? »)
ou morale :
13) « baiseuse en désordre »
qui, soit directement, soit après équation avec une image dévalorisante, aura pour fonction de déprécier le destinataire de l'insulte, dans la mesure où il le représente par métonymie. Par rapport à ce principe général, il peut être pert inent de s'intéresser à la thématique des propriétés évoquées dans notre corpus pour faire apparaître quelques tendances spécifiques à la pratique urbaine de l'insulte en nouchi et en analyser la signification culturelle.

Dans la vie courante, même si elles ne le sont pas toujours, les insultes peuvent être motivées par un contexte. On adresse par le biais de l'insulte un reproche à quelqu'un à la suite d'un de ses comportements effectifs {menteur !, radin !, putain !) et le locuteur peut considérer l'insulte qu'il profère comme partiellement justifiée, même si elle a souvent un caractère hyperbolique par rapport au défaut pointé. De même, on peut chercher à blesser un interlocu teuavrec lequel on est en querelle en l'humiliant par rapport à une tare physique ou morale dont il est réellement affecté parce que, par exemple, il louche, qu'il est excessivement gros ou maigre, ou encore parce qu'il boit (ivrogne /), etc. Dans ce type de contexte contingent, le champ thématique ouvert à l'insulte est par principe infini et la signification qu'il peut revêtir parfaitement aléatoire.

Il en va très différemment du « gate-gate », tel qu'il est rituellement orga nisé, sous forme de joute ludique, entre deux adversaires ou deux équipes qui se trouvent en présence physique l'une de l'autre. En effet, une des premières règles du jeu est qu'il est interdit de motiver ses insultes, en particulier à partir de défauts physiques visibles de l'adversaire. Celles-ci doivent être puisées dans un répertoire connu ou faire l'objet de créations originales à partir de modèles canoniques, mais elles doivent de toute façon apparaître comme gratuites, puisqu'on est dans le cadre d'un jeu et hors situation22. Il n'est même plus besoin de rappeler cette règle lorsque le « gate-gate » se pratique sur Internet, puisque les joueurs, ne se connaissant ni physiquement ni moralement, ne peuvent que s'insulter de manière parfaitement arbitraire. Cette gratuité même est intéressante pour penser le fonctionnement culturel de l'insulte dans la communauté populaire urbaine de Côte-d'Ivoire. En effet, dans la mesure où l'on est débarrassé du déterminisme de la contingence anecdotique du quotidien (qui produit de l'aléatoire) pour ne conserver que celui de la contingence culturelle patrimoniale, l'examen d'un corpus recueilli dans de telles conditions permet de mieux saisir la nature même du compor tement insultant tel qu'il fonctionne dans l'imaginaire collectif de la commun autéc oncernée. C'est pourquoi nous allons examiner cette question des thématiques privilégiées de l'insulte en nous référant préférentiellement, pour les récurrences, au corpus obtenu sur le site internet du « gate-gate », soit une sélection d'un peu plus de 500 insultes. Cet échantillon fait apparaître qu'à un certain niveau de généralité, l'insulte en nouchi présente des caractéristiques thématiques comparables à celles qu'on rencontre dans les parlers de toutes les cultures. Le premier degré de catégorisation thématique amène en effet à dégager deux grands ensembles notionnels dominants mais inégaux : la monstruosité (environ 70 %) et la bêtise.

Dans la catégorie de la monstruosité, l'évocation de la monstruosité physique l'emporte très largement sur la monstruosité morale, peut-être du fait même que nous sommes dans un contexte de gratuité qui élimine les griefs contingents de la réalité. Cette monstruosité physique peut se manif ester visuellement (la laideur, le ridicule : c'est l'immense majorité des cas). Mais la répulsion peut être suggérée par d'autres sens, notamment olfactif. Il y a un nombre non négligeable d'occurrences qui évoquent la mauvaise odeur de la personne insultée (ex. 9 et 11, par exemple). D'une façon générale, la dépréciation de la personne ou d'un de ses attributs passe par deux thémati quepsr ivilégiées qu'on rencontre également un peu partout : le sexe et la scatologie.

Les motifs sexuels peuvent prendre plusieurs formes canoniques. Soit on réduit la personne insultée ou un de ses attributs à un organe sexuel (mère con ; babié ; ta bouche, on dirait cuï), soit on évoque un de ses attributs sexuels pour en souligner la monstruosité :
14)
a) « ta pine, on dirait cocotier de Grand Bassam23 » ;
b) « ton bengala 2i pourri qui traîne derrière toi avec ».
Quant à la scatologie, elle intervient presque toujours pour assimiler la victime ou un de ses attributs à de l'ordure, de la pourriture, des excréments. Les références aux crottes animales diverses, voire à plusieurs reprises à leur diarrhée (diarrhée de dinosaure / de phacochère, etc.) fonctionnent comme de véri tables motifs conventionnels de l'insulte dans cette culture. S'il n'y a rien là d'excessivement original du point de vue de la convention culturelle, il est toutefois possible de repérer quelques motifs spécifiques, à l'intérieur de ces champs thématiques, qui méritent de retenir l'attention.

Ainsi, pour ce qui est des traits physiques qui peuvent être objets de dépréc iation, on rencontre à peu près toutes les parties du corps (cheveux, yeux, nuque, tête, cou, sexe, jambes, etc.), mais il en est tout de même quelques-uns qui reviennent sensiblement plus souvent que les autres, à peu près toujours sur le même modèle à quelques nuances près : il s'agit des bouches lippues (bouche/lèvres, assez souvent avec la précision rouge(s) et gonflée(s) qui sont assimilées à diverses images qui toutes en connotent l'épaisseur : « cui rouge de babouin », « bouée », « matelas plié », « deux bananes collées », « deux bâtons de dynamite », etc.) ; des narines aux orifices gigantesques (nez/narines assimi léesà hublot, réacteurs d'avion, aspirateur universel, montgolfière...), des mâchoires proéminentes (« on dirait guidon de Yamaha »...). On notera que ces motifs récurrents correspondent au stéréotype dévalorisé de l'imagerie colo niale qui se représentait précisément le nègre lippu, le nez épaté aux larges orifices, la mâchoire prognathe. Les Ivoiriens urbains, conscients de leur condition de civilisé, s'insultent donc en faisant référence, peut-être incon sciemment, à l'image du nègre primitif vu par le blanc qui a probablement marqué leur propre imaginaire. On retiendra d'ailleurs dans le même ordre d'idées « tu es noir comme du charbon » qui ne peut fonctionner comme insulte que si les interlocuteurs admettent qu'une pigmentation foncée est en soi dépréciative, ce qui suppose une certaine aliénation.
On observe plus ou moins la même chose à propos du thème de la bêtise. Dans toutes les cultures, il est d'usage de s'insulter en se traitant d'idiot, mais, dans notre corpus, ces insultes ont presque toujours une connotation particul ièreL. 'imbécile est la plupart du temps le broussard (l'équivalent de notre « péquenot »), c'est-à-dire celui qui manque d'urbanité, de raffinement, en d'autres termes encore le « primitif », le « sauvage », l'« homosaure », comme l'écrit non sans humour un internaute. La richesse du lexique pour désigner ce balourd tout droit sorti de sa brousse est à cet égard significative : gabonais, gawa, gaou, guéhou, gnata (ou gnatare), brezo, lobilo, agbadjé, laloho, agbasse, albert... Tous ces mots sont à peu près synonymes, avec, pour certains, une hiérarchie dans la péjoration. Outre ce lexique, des énoncés prédicatifs récur rents comme « Tu n'as pas fait CP1 » (= « tu es totalement analphabète »), « retourne dans tes arbres » (= « tu n'es qu'un primate ») semblent aller dans le même sens. Dans la convention culturelle, l'imbécile, c'est le rural non scola riséà qui l'on prête encore tous les stéréotypes de « sauvagerie »25 du préjugé colonial.

Pour ce qui est du champ thématique de la sexualité, on peut encore remarquer que les accusations relatives à un comportement sexuel déviant s'appliquent très majoritairement à la femme. Certes un homme, nous l'avons vu, peut être traité de brimougoussair (« culbuteur de filles ») ou de Tabaco (« dragueur », d'après un personnage d'une série télévisée qui porte ce nom et qui a ce comportement), mais le répertoire des insultes pour les hommes est beaucoup moins riche que celui qui existe à destination des femmes. Ou bien on reproche à ces dernières leur sexualité débridée, et ce sont des putains, c'est-à-dire dans la convention nouchi des tchouin, des dyandyou, des dyankal, des démocrates, des Fériman (du nom de l'héroïne d'une chanson dioula), des Dona Beija (du nom d'un personnage à la sexualité débridée dans un feuilleton brésilien qui passe à la télévision ivoirienne), des baiseuses en désordre, des encaisseuses de biles, des gos faisant boutique leur cui...16, ou bien on met en doute leur capacité à être disponibles sexuellement, soit parce qu'elles sont usées (ce sont alors d'ex-putains, des gos périmées), soit parce qu'elles manquent d'attraits {gos sur le web). De ce point de vue là, la culture populaire ivoirienne en milieu urbain appartient bien à la catégorie des cultures machistes : les femmes y sont d'abord vues comme des objets sexuels et ce sont elles, beaucoup plus que les hommes, qui sont condamnées pour des comportements sexuels non conformes.

Ces quelques considérations permettent donc de voir que l'insulte peut être un domaine de la communication verbale assez révélateur de traits cultu relsd 'une communauté, susceptible de mettre au jour certains aspects de son idéologie sous-jacente et de son imaginaire collectif. Pour bien en comprendre le mécanisme de création, il faut encore examiner où ce type d'énoncé puise ses sources d'inspiration pour fonder le processus imageant qui donne la plupart du temps à l'insulte son véritable sel et sa valeur poétique.

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