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06 Juil

Création des insultes

2.1. Les procédés linguistiques

2.1.1. L'emprunt lexical aux langues locales
Le nouchi est un parler à base lexicale française (avec d'importantes défor mations phonétiques par rapport à la source) mais a aussi recours, surtout dans ses tournures idiomatiques, à des emprunts lexicaux faits à des langues locales et en particulier au dioula qui, en ville, fonctionne en distribution complémentaire avec les parlers du français populaire comme langue véhiculaire et inter-ethnique. Ainsi, il n'est pas rare que dans une série de propos injurieux apparaisse, parmi les autres, un mot dioula ou une lexicalisation faite à partir de plusieurs mots dioula : Gabonais10, bandicon, babié... « Babié », graphie ici comme un mot unique destiné à insulter l'interlocuteur, est étymologiquement composé de deux mots dioula : « bâ » qui signifie « mère » et « byÀ » qui désigne crûment le sexe féminin11. La juxtaposition des deux mots Processus de création et valeur d'emploi des insultes en français populaire de Côte-d'Ivoire

dans cet ordre en dioula, où le déterminant précède normalement le déter miné, est donc l'exact équivalent de l'injure introduite depuis longtemps en français par le parler francophone maghrébin : con de ta mère. De la même manière, on rencontre encore, dans le corpus du « gate-gate », l'emploi de gtiamroden n, terme qui est lui aussi une lexicalisation à partir de « nyàmogo », qui désigne la maîtresse, la femme de petite vertu, et « dén » qui signifie « enfant ». « nyàmogo dén » signifie donc « bâtard » et correspond en gros à notre « enfant de putain » ou « fils de pute ».

Dans ces deux exemples, l'emprunt fonctionne en lui-même comme une insulte, mais il peut arriver que le nouchi fasse apparaître un mot dioula dans un énoncé qui est insultant sans que le terme soit en lui-même nécessairement porteur d'une valeur péjorative. Ainsi en va-t-il dans l'énoncé suivant, relevé dans le jeu de « gate-gate » :

Dans cet énoncé qui signifie « dans vos têtes, il n'y a que de la bouillie informe » (en d'autres termes « vous êtes complètement idiots, incapables de penser »), « cabato » est encore une lexicalisation en nouchi de deux termes dioula « kàba » (« maïs ») et « tô » qui désigne toute pâte de céréales pilées. L'énumération de mots non français qui suit (parmi lesquels on retrouve d'ailleurs « to ») se rapporte elle aussi à des préparations culinaires pilées. Dans de tels énoncés, l'apparition du lexique dioula correspond en fait au « code-switching » permanent qui, en nouchi, se fait entre le français et le dioula, comme encore dans cet autre exemple, toujours relevé sur le site web du « gate-gate » :

Indépendamment du dioula, de nombreuses insultes lexicalement repérables en nouchi ont probablement leur origine dans des mots empruntés à des langues locales que nous n'avons pas identifiées (il y a soixante langues parlées en Côte-d'Ivoire) et qui sont plus ou moins déformés : tchouin (« putain »), gnata (aussi gnatare) ou gaou (aussi gaoua) ou breso (synonymes pour qualifier le gros balourd, l'homme de la brousse), etc. On remarquera, dans tous ces exemples, qu'à partir du moment où il prend une forme écrite Les insultes : approches sémantiques et pragmatiques
(dans les bandes dessinées des journaux locaux, sur le site Internet), le nouchi reproduit les phonèmes originels de ces emprunts selon les principes de la graphie française - ce qui est assez logique puisque les langues orales qui sont à la source de ces emprunts n'ont pas elles-mêmes de tradition orthogra phiqueso lide.


2.1.2. La création de néologismes par hybridation lexicale interlinguistique

Plus intéressant encore est le phénomène qui consiste à former des néolo gismes typiquement nouchi en fabriquant des mots à partir d'une racine locale et d'un suffixe à valeur nominalisante selon le système de dérivation en français. Ainsi se présente la périphrase injurieuse :
qui vise à qualifier péjorativement un avare. En dioula, le verbe kùru (devenu crou en nouchi) peut, entre autres choses, signifier « mettre en tas, amasser ». Celui qu'on insulte, en lui reprochant sa ladrerie, est donc un « amasseur de biens » (il stocke même les pierres), ce qui donne en nouchi croussair, l'affixe de dérivation -eur se réalisant le plus souvent en [JEi] dans ce parler. Sur le même modèle, on rencontrera encore, en apostrophe insultante, magassairf magasseur, très probablement formé sur le même principe, à partir de màga, « toucher (à quelque chose) » en dioula. Un magassair est quelqu'un qui touche tout, y compris ce qui ne lui appartient pas, c'est donc un voleur, un escroc. De même, brimougoussair, « coureur de filles » (dans le sens très péjoratif de « suborneur » et même de « violeur ») est formé de deux mots dioula, « biri » (qui signifie « renverser » mais aussi « recouvrir », « se coucher sur » et peut couramment prendre un sens sexuel) et « môgo » (« personne »), réalisé en nouchi sous la forme mougou, ainsi que du suffixe de dérivation usuel en fran çais, déjà évoqué dans les exemples précédents. Le brimougoussair est donc un culbuteur de personnes, c'est-à-dire de filles. On pourra aussi citer avec intérêt le mot-valise malmogo où « mal » est français et fonctionne comme le préfixe de « malappris » et mogo, autre réalisation approximative de « môgo » dont nous venons de parler. Traiter une personne de « malmogo » en nouchi, homme ou femme, c'est l'accuser de nullité (« vaurien ! ») ou de mauvaiseté (« méchant(e) ! »).


2.1.3. La création de néologismes à partir d'une base lexicale française Ce processus de création lexicale se génère :
- par apocope : par exemple, l'insulte « bri ! » est une abréviation du français « brigand ! ».
- par déformation phonétique : le mot français cul, qui revient très souvent dans la pratique de l'insulte en nouchi15, y est toujours réalisé cui. Cui bombé ! se dit par exemple pour insulter quelqu'un en insinuant que ses fesses sont proéminentes. L'insulte ne vaut évidemment que si on considère ce trait physique comme dévalorisant.
- par fusion de deux termes français en un mot valise : sur le site Internet du « gate-gate », nous avons rencontré espèce d'homosaure, que l'insulteur commente lui-même comme étant la combinaison d'« homme » et de « dino saure ». Comme tel, l'homosaure serait donc le primitif par excellence.
- par substantivation sous forme de dérivation : Galère ! s'emploie comme substantif injurieux provenant du participe passé du verbe « galérer », luimême formé sur le mot « galère » à entendre selon l'acception moderne qu'il a pris dans le français oral. Un « galéré », c'est donc quelqu'un qui a été victime de la galère, c'est-à-dire qui se retrouve dans une position sociale très dévalor isée,p ar conséquent un « minable ».
- par lexicalisation d'une périphrase d'origine française, avec déformation phonétique et dérivation de sens : ainsi en va-t-il de termes injurieux couram menetn tendus dans le parler populaire ivoirien, tels que bandicon ! (parfois réalisé banécon) ou bandisalaud ! (banésalaud), termes qui, dans la conscience de certains locuteurs ivoiriens, semblent fonctionner comme un mot-valise formé de « bandit » et de « con » ou de « bandit » et de « salaud » 16, mais qui, selon toute vraisemblance, vient en réalité de « bande de cons » (« bande de salauds »). Cette périphrase, entendue sans doute de la bouche du colonisat eures,t devenue un nom et, dans le français populaire de Côte-d'Ivoire, elle a perdu son caractère collectif et peut très bien s'appliquer à un allocutaire unique. Un autre cas intéressant est représenté avec le substantif noumanzé qui est une façon d'insulter son interlocuteur en le traitant de cannibale. Il est celui qui veut « nous manger ». Cette insulte par accusation de cannibalisme est évidemment typique d'une zone de civilisation africaine qui, ayant été colonisée, a intégré le point de vue du colonisateur. L'anthropophagie (en réalité plutôt rare et ritualisée en Afrique) a souvent été présentée au XIXe siècle comme le signe par excellence de la prétendue « sauvagerie » et du « primitivisme » des Africains. On sait l'importance qu'a prise, dans le contexte colonial, le concept d'« évolué » qui a souvent été associé dans l'imaginaire collectif du colonisé à l'urbanisation. Se faire traiter de cannibale par un Africain de la ville, c'est donc se faire traiter de sauvage, de quelqu'un qui n'est pas « évolué ».
2.1.4. L'usage de périphrases d'origine française reconstruites selon des règles syntaxiques propres aux langues locales
En dioula et dans la plupart des langues ivoiriennes, la relation entre le déterminé et son déterminant se fait, à l'inverse du français, selon le modèle déterminant/déterminé par simple juxtaposition (on l'a vu à propos de babié). Le nouchi utilisera fréquemment le même mode de construction appliqué à un lexique français. C'est ainsi que « con de ta mère » deviendra « mère con ».

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